Culture adolescente conférence de Michel Fize

Publié le par comado

Culture adolescente

poids du marché et fracture générationnelle

1954 -2004: avec le cinquantième anniversaire de l' « invention » du rock and roll (qui sera magistralement incarné par Elvis Presley pendant un quart de siècle), c'est bien la naissance de la culture adolescente que nous célébrons. Le rock exprime une double libération : des règles en général, du tabou sexuel en particulier ; il affranchit la musique de son carcan grammatical ; il rapproche les corps, exalte les esprits ; le rock libère la puberté qui se vit désormais côte à côte. Dans le même temps, un nouveau cinéma, incarné à l'écran par de jeunes premiers : Marlon Brando (récemment disparu), dans L'Équipée sauvage (1955), et James Dean (prématurément décédé dans un accident de la route), dans La Fureur de vivre (1957), libère la jeune génération de l'autorité familiale.

Aucun doute, la culture des teen agers se présente à l'origine comme un formidable défi à la génération aînée, à ses valeurs désuètes, à son conservatisme ; elle est révolte contre les pouvoirs établis, une nouvelle façon de vivre le monde.

Aucun doute non plus, cette culture est un marché juteux pour le capitalisme américain qui, à vrai dire, dès 1945, voyait dans la classe adolescente une importante réserve de consommateurs. Le « choix » d'un blanc : Elvis, pour incarner, dans un contexte de ségrégation raciale, l'esprit de révolte de toute une génération, n'est à cet égard pas anodin. Et ça marche !

 

La naissance de la culture adolescente constitue assurément une vraie révolution dans les rapports inter-générationnels. Désormais la culture des uns (les aînés) ne sera plus (ou de moins en moins) la culture des autres (les cadets). A travers des vêtements spécifiques (le fameux blouson de cuir) et un langage particulier, les adolescents vont instituer entre eux des codes in-appropriables par les adultes.

Culture adolescente : il faut ici affirmer le SENS. Il est un SENS INTERDIT, une représentation à proscrire, qui consisterait à ne voir dans cette culture qu'une addition de loisirs, d'activités, de « pratiques » selon la terminologie administrativo­scientifique en usage. Certains observateurs le font, qui parlent alors de « cultures adolescentes » au pluriel. Ce n'est, nous semble-t-il, ni juste, ni convenable. Le pluriel, en effet, affaiblit l'objet qu'il désigne, et vient masquer sa cohérence interne.

 

Il existe, il est vrai, quelque deux cents ou trois cents définitions du mot

« culture ». Il faut ici savoir choisir la plus pertinente, celle qui éclaire le mieux notre objet.

Parler de culture adolescente, c'est désigner, comme l'a montré Edgar Morin, une société particulière : la société adolescente , que nous avons nommé jadis le peuple adolescent 1. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Avec la culture adolescente, nous pénétrons dans cet « autre monde » cher à Jean Cocteau, monde qui a son langage, ses codes, ses signes de reconnaissance et d'appartenance, sa vision du monde et des autres. Paraphrasant Nietzsche, nous pourrions dire qu'elle représente un style de vie qui imprègne, en les unifiant, toutes les attitudes et les comportements des adolescents.

Autant dire ici que culture adolescente et peuple adolescent, c'est finalement du pareil au même.

 

Cette culture est un formidable trait d'union générationnelle. Je reste persuadé, dit quelque part l'écrivain Vincent Ravalec, que les jeunes maintenant se forgent, construisent des systèmes de pensée très proches, quelle que soit leur origine. Assurément, la culture adolescente existe dans son universalité, dépassant, et, mieux encore, transcendant les clivages sociaux et géographiques, bousculant les frontières nationales. On rappe, on joue au basket aujourd'hui un peu partout dans le monde : en Occident, au Moyen Orient, en Afrique noire, en Asie. La culture adolescente n'est donc ni « sous-culture », ni « contre-culture », c'est une « autre culture », mais une authentique culture qui s'élabore au quotidien dans une diversité qui est aussi sa richesse (et quelquefois sa faiblesse). Multiple dans ses formes d'expression, elle est et reste très singulière, et, comme telle, doit être prise au sérieux.

Naturellement, homogénéité culturelle ne signifie pas homogénéité sociale ; les écarts de vie entre les jeunes se maintiennent sur toute une série d'aspects essentiels de l'existence, les inégalités scolaires et professionnelles demeurent ; néanmoins ces écarts s'affaiblissent. Notons aussi, pour dire les choses autrement, que le temps d'adolescence (que nous situons entre 10 et 15 ans) anesthésie en quelque sorte les clivages sociaux et culturels.

 

Bien entendu, la culture adolescente est pleine et riches d'activités, et d'abord de musiques qui en est et en demeure le noyau central ; à cet égard, l'on peut parler d'une « culture du son ». Depuis l' « invention » du rock and roll, la musique est en effet au coeur de la vie des adolescents ; selon les études menées par le ministère français de la Culture, plus d'un jeune sur deux écoute quotidiennement de la musique enregistrée. Garçons et filles, métropolitains et dom-tomiens sont également concernés. Les genres musicaux s'étant multipliés : rap, reggae, house, techno (pour ne citer que les principaux), chacun peut trouver genre à son goût.

« Culture du son », la culture adolescente est aussi une « culture de l'image ». On sait trop l'importance des jeux vidéo, d'internet aujourd'hui pour devoir y insister ici.

Adolescent, adolescents, le pluriel est ici d'importance. On le sait, il y a, à l'âge de la croissance pubertaire, une attraction permanente de l'autre-semblable. Depuis toujours, les adolescents se regroupent pour être et faire ensemble : parler, jouer, manifester quelquefois. Depuis toujours, l'adolescence marque la prise de distance d'avec la famille. Il s'agit d'abord d'être entre soi.Puisqu'il ne saurait être question de tout dire sur le sujet, disons à présent l'essentiel.

La culture adolescente exprime un triple rapport: au temps, à l'espace, à soi (et aux autres).

Rapport au temps. Les temps avec lesquels nous raisonnons familièrement :

temps contraints (au pluriel) - à savoir temps familial et scolaire principalement -, temps libre (au singulier), dans une distinction qui se veut rigoureuse, sont brouillés chez l'adolescent. Ce dernier se moque des découpages temporels réalisés par les institutions ... et les sociologues ; son temps à lui est un temps rayonnant, qui s'imprime sur tout le corps social ... et son propre corps (cf. l'engouement actuel pour la marque distinctive du tatouage). Ce temps est partout, méprisant les qualificatifs, c'est ainsi, pour le sportif, le musicien, à la fois le temps d'expression de la pratique, mais aussi de préparation à la pratique, c'est le temps du rêve (ils sont nombreux les jeunes garçons à avoir rempli leurs nuits des images de ces héros des temps modernes que sont par exemple Michaël Jordan ou Zinédine Zidane....

Bref, le temps adolescent est un temps en continu, qui irrigue, comme l'eau les rizières, la vie de tous les jours. Il n'y a donc plus qu'un temps CULTUREL, qui révèle des façons d'être et de faire (avec les pairs surtout), des attitudes de vie.

Chacun l'a compris : la culture adolescente est, essentiellement, un MODE DE VIE (à nul autre pareil), un mode de vie qui se veut ludique, qui est de plain pied avec cette « civilisation des loisirs » dont parlait jadis Joffre Dumazedier, qui l'épouse même.

Ce temps culturel, c'est un temps quotidien, celui de l'immédiat, du présent. La culture adolescente imprègne donc non seulement le monde, elle imprègne aussi les esprits juvéniles, au point d'en modifier peut-être la structure (n'y a-t-il pas dans le cerveau adolescent une sphère propre : la sphère musicale, qui règle nombre de ses comportements ?).

Cette culture en somme colle à une philosophie qui refuse dorénavant les contraintes extrêmes - et d'abord professionnelles, qui veut privilégier le temps consacré à soi.

 

Rapport à l'espace. A nouveau, les teen-agers tiennent à distance le découpage spatial officiel. Selon une expression très en vogue dans le milieu qui est le leur, il s'agit bien d'aller « où l'on veut, quand on veut, avec qui l'on veut » ; d'où une préférence pour les espaces ouverts, non-institutionnalisés (c'est-à-dire normés, dirigés ... par des adultes).

Considérons les nouvelles pratiques sportives, celles de glisse urbaine. Ces pratiques se répandent dans la ville, étant d'abord soucieuses de liberté et de convivialité ; elles occupent le terrain, « quel qu'il soit, où qu'il soit », pour y développer un chaleureux entre soi 2. A sa manière qui peut être brutale, l'adolescent somme donc la ville de se réorganiser pour lui.

Aventuriers des temps modernes, formant « tribus », les teen agers de nos cités s'attribuent donc sans complexes espaces libres ou abandonnés ; ils sont partout dans la ville, en bousculent les usages convenus. Gens de peu (d'espace), ils se muent en intrépides conquérants.

 

Rapport à soi (et aux autres). Il est, à cet instant, des mots-clé, comme reconnaissance sociale ou identité. Car la situation de l'adolescence et de la jeunesse dans nos démocraties modernes est bien celle de l'exclusion. Privé de statut, d'identité sociale, l'adolescent cherche donc avec ses pairs une identité de substitution, il se fabrique une espèce de personnalité culturelle, qui lui donne un sentiment minimum d'existence sociale.

 

Culture adolescente : culture choisie ou culture subie ? l’une et l’autre probablement. Sans doute à l'origine (dans les années 1950-1960), cette culture a-t­elle représenté plutôt un choix. La sociologie américaine, avec des auteurs tels que Talcott Parsons, a bien montré qu'alors le véritable projet adolescent est de participer à la nouvelle « culture », non d'endosser les rôles sociaux des adultes.

Aujourd'hui, tout est bien changé. S'il veut désormais - socialement - exister, l'adolescent n'a plus vraiment le choix, les portes du monde adulte lui étant souvent fermées. Il doit donc se soumettre aux normes de son milieu : normes langagière, vestimentaire, comportementale. Tout au plus a-t-il le loisir de faire son « menu » culturel, comme la ménagère son marché, de choisir d'être rappeur ou footballeur, de s'habiller « lolita » ou non.

 

Ainsi les adolescents, « enfermés » dans leur monde, recréent-ils du lien communautaire. Avec leurs attributs propres. Par conséquent, l'adolescence se présente à nous dans une mise en scène, plus encore elle est mise en scène de soi. Les marqueurs identitaires sont à cet instant incontournables, comme autant de signes de reconnaissance et d'appartenance. L'adolescent est donc conduit à la ressemblance tout en recherchant la différence qui lui assurera son identité propre.

 

Reprenons tout ceci dans le détail. L'adolescent parle d'abord à sa manière ; c'est un parler où le verlan occupe une place de choix : quelques mots pour les uns, véritable composition pour les autres, ici langage structuré des cités (en difficultés), là langage simplifié des « beaux-quartiers ». Qu'importe !, tous les adolescents se retrouvent dans ces codes langagiers qui donnent une première empreinte identitaire. L'adolescent, ensuite, se pare à façon également, qui se veut distincte de la parure adulte. Tatouages, piercings viennent aujourd'hui renforcer le parler du corps. La parure est d'importance, elle est un marqueur identitaire fort ; à partir d'elle, il est possible de voir à quelle « tribu » l'on appartient. L'espace manque ici pour détailler toutes ces « tribus » - nombreuses de surcroît ; signalons-en quelques-unes : les fashions , adolescents amateurs des fringues les plus à la mode et de musique techno, les gothiques metal, tous vêtus de noir, attirés par le mysticisme, la spiritualité et l'ésotérisme, adeptes de hard rock (Black Metal) et de piercings, les reggaes-ragga, les skaters, les mangas, les rappeurs etc.

 

Langage, parure, ce sont aussi des comportements spécifiques qui caractérisent l'adolescence. Ces comportements sont positifs : activités musicales, sportives... ou négatifs ; il faut ici rappeler que plus d'un jeune français de 12-18 ans sur trois fume et 60 % des 16-17 ans (à 18 ans la consommation de tabac des filles est à cet égard supérieure à celle des garçons). Par ailleurs, plus de la moitié (52 %) des adolescents boivent de l'alcool, 12 % régulièrement et 40 % occasionnellement ; en tête des consommations : la bière, dont la consommation est multipliée par 8 entre 16 et 18 ans, puis le vin et les apéritifs, dont la consommation, elle, est multipliée par 4. S'agissant des drogues illicites, on notera la banalisation de la consommation de cannabis ; selon une étude récente de l'Observatoire français des drogues, à l'âge de 18 ans, un jeune sur deux aurait déjà fumé un joint. L'on estime qu'en dix ans le pourcentage de consommateurs réguliers est passé de 5 à 15 % (un adolescent sur six fumerait au moins un joint par jour).

Sans entrer dans de longues explications de ces phénomènes (qui dépassent ici notre propos), nous devons dire qu'ils traduisent à la fois des modes de sociabilité spécifiques à cet âge (ils font partie du mode de vie adolescent) et un mal-être profond de la jeune génération face à une société très exigeante et très dure à son égard. 3

Fascinant univers tout de même que cet univers adolescent. Comment s'étonner alors que les enfants, de plus en plus tôt (dès 9-10 ans, parfois avant), aient le désir d'y entrer ? De se parer des attributs de cette classe d'âge supérieure ?

Les grands enfants, se mutant alors en jeunes adolescents, se revêtant des signes extérieurs d'adolescence. C'est ici qu'entre enjeu le marché. Sans conteste, la culture adolescente est une manne pour les marchands du temple que sont les entreprises. Il s'agit pour eux de faire consommer, de multiplier les parts de marché, de n'oublier aucune clientèle potentielle ; les cibles sont ainsi minutieusement définies, traquées. Chasseurs de tendance, jeunes-relais dans les quartiers sont mobilisés à cette fin. Les stratégies commerciales ressemblent de nos jours à de véritables stratégies militaires, à grands renforts de campagnes publicitaires. L'on assiste ainsi à une segmentation du marché de plus en plus fine ; fini le temps où le marketing visait de larges tranches d'âge : 10-18 ans, 15-25 ans, 15-30 ans etc ; aujourd'hui, il est question de tranches resserrées : 2-4 ans, 5-8ans, 9-12 ans, 13-15 ans etc. Car, si au-dessous de 2-3 ans, la mère choisit et décide pour son enfant, ensuite l'enfant choisit de plus en plus seul et se montre de plus en plus exigeant. A l'adolescence, l'on sait précisément ce que l'on veut.

Pour assurer leur consommation, les adolescents français disposent d'un important pouvoir d'achat. Pour les 7-12 ans, il s'élèverait à 1,83 milliards d'euros ; pour les 12-20 ans à 3 milliards d'euros (chiffre en progression constante depuis cinq ans). L'argent disponible provient essentiellement des parents (argent de poche proprement dit) et de petits boulots occasionnels ou saisonniers (l'ensemble forme l'argent en poche). Ainsi, pour les 11-17 ans, la somme d'argent de poche s'élève à 720 millions d'euros et l'argent en poche à 3,3 milliards d'euros. On estime ainsi qu'un adolescent de 14-17 ans dispose en moyenne de 30 euros mensuels. Notons que les enfants de 4 à 10 ans disposent déjà de 610 millions d'argent à dépenser.4

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La culture adolescente inaugure un nouveau rapport des générations, en atteste le « divorce ». Exit le « conflit » de jadis ; est venu le temps de la séparation, d'une séparation à l'amiable, dont chaque partie, en réalité, en silence, souffre à sa manière. Edgar Morin le disait jadis, les générations cohabitent mais n'ont guère de langage commun.

Culture adolescente, culture de riposte, de riposte à l'infortune sociale, à l'injustice du monde. Après le rock, dénonciateur des maux de la société américaine des années 1950-1960, voici le rap qui, avec peut-être moins de force et de conviction, interpelle tout de même les pouvoirs publics sur les dysfonctionnements sociaux ; dans la tradition de son fondateur Bambaata, cette musique affiche sa volonté de promouvoir la paix partout, à s'indigner de tout, à clamer la révolte.

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Aujourd'hui deux générations se font face, indifférentes l'une à l'autre, dessinant une sorte de « cohabitation molle » ; nous sommes dans la situation d'une « guerre froide » des générations. Tout est paisible en apparence, mais, derrière le silence, la menace plane. Le temps de la réconciliation n'est-il pas venu ?

Il faut le dire, ici en dernière conclusion, contrairement à ce que pense souvent la génération aînée, la jeune génération lui tend la main ; elle revendique seulement d’être mieux intégrée au corps social. N’est ce pas son droit parès tout ?

                                                                          Michel Fize

Sociologue, chercheur au CNRS

Michel.fize@club-internet.fr

 

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